J'ai terminé mon carnet
J'ai terminé mon carnet. Ce n'est pas grand-chose un carnet, mais pour moi c'est un compagnon, c'est le compagnon de ma vie. Je ne me souviens plus du jour où j'ai commencé mon tout premier carnet mais je me souviens du carnet lui-même, gros comme un livre de poche, à la couverture noire cernée de papier rouge et aux feuilles striées de petites lignes bleues. J'avais quoi, onze ans, peut-être douze. Je me souviens y avoir fait en cours le portrait de madame B, ma prof d'anglais, jolie femme que je trouvais fascinante. Je me souviens en avoir arraché une page pour faire passer un petit mot à ma copine Gaby pendant le cours de maths. Je ne me souviens ni de la punition (car il y eut punition) ni du sujet du petit mot, mais je me souviens du bruit de la page déchirée. Combien de carnets depuis ? Je ne sais pas. J'en ai gardé quelques dizaines à peine. A l'époque on ne parlait pas de carnet de voyage, on disait "journal intime", les carnets des voyageurs n'étaient que de vieux recueils oubliés dans les réserves poussiéreuses des musées. Mes carnets n'étaient pas "intimes", ils pouvaient être feuilletés sans que personne ne sache l'importance qu'avaient pour moi le portrait d'une prof gribouillé en cours ou un bout de page déchiré. C'était pourtant toute ma mémoire qui se trouvait là. Des notes, des extraits de livres patiemment recopiés, des croquis, des collages, des petits bouts de rien. Plusieurs dizaines d'années plus tard j'en suis toujours là. A gribouiller, à garder trace. Sauf que j'en ai fait mon métier (même si on me demande souvent si je fais un "vrai" métier à côté de celui-ci). Je ne sais pas si c'est un "vrai" métier, je ne sais pas trop ce qu'est un "vrai" métier mais c'est le mien. J'ai donc terminé mon carnet. Depuis trois mois que je le trimballais partout, que je le remplissais de tout ce qui me tombait sous la main, il était devenu un peu obèse, un peu taché, un peu usé. Je le feuillette et à chaque page le miracle est là, je retrouve les parfums, les odeurs, la chaleur ou le froid de l'instant, ma peine ou ma joie. En tournant les pages je remonte le temps, je retrouve chaque sensation. Alors pas besoin de voyage lointain, il est là le voyage, chaque seconde de chaque minute, dans le carnet voyageur...