Un autre regard
Exercice troublant et quelque peu périlleux : me mettre dans la peau d'un éventuel acheteur de ma maison, en faire le tour en regardant tout avec ses yeux à lui, redécouvrant chaque pièce, chaque petit morceau sans y rattacher les souvenirs de ces quatorze dernières années. Vider les chambres des jeux sur les tapis, des histoires lues le soir, des chagrins et des rêveries. Gommer dans le salon, dans la salle à manger les innombrables fêtes, les amis musiciens, les soirées à refaire le monde devant une bouteille ou à lire en solitaire à côté du poêle brulant. Effacer dans l'atelier ces milliers d'heures penchées sur le papier blanc avec en toile de fond la petite radio branchée sur France-Inter, la joie devant le bel ouvrage, et la déception aussi, parfois. Oublier dans la cuisine les couvercles soulevés au-dessus des plats qui mijotent, les découvertes culinaires des enfants, jusqu'à ce que l'un d'entre eux décide d'en faire son métier. Et le jardin, toujours en mouvement, ces arbres plantés devenus grands, ces récoltes miraculeuses. Je sais la lumière qui glisse sur le parquet ciré et les murs blanchis, plus tranchante et lourde en été, plus pâle et fragile en hiver. Je sais les chants des oiseaux sitôt la porte passée, le nid de la chouette et ceux des mésanges. Je sais quelle latte de plancher craque toujours sous le pied, quelle porte cache sur son envers les mensurations des enfants qui grandissent et ou se trouve la source oubliée du jardin. Ces moments m'appartiennent, et les rires, et les larmes.